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Periberry

Ethnologie, Berry, Périgord, Auvergne, Bergerac, Dordogne, Loire, tradition orale, mémoire paysanne, recherche sur le paysage, randonnées pédestres en Auvergne et Pyrénées, contes et légendes, Histoire.


Dordogne: Lalinde, le pont ou la fin d'une frontière

Publié par Bernard Stéphan sur 20 Juillet 2022, 09:12am

Catégories : #recherches sur le paysage

 

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Le doyen de mon  village (à Bousserand-Haut, commune de Pontours, un plateau calcaire du sud du Périgord entre vallée de la Dordogne au nord et vallée de la Couze au sud) avait deux souvenirs antérieurs au pont. Le premier c’était le franchissement de la Dordogne à pied, sur la glace, un grand hiver. Il ne devait pas avoir vu lui-même la grande embâcle (il n'avait pu en être le témoin direct), c’était le 5 janvier 1865, mais il évoquait un souvenir rapporté par ses parents puisque lui-même était né en 1877. On se souvenait aussi d’un autre jour de grand froid où la rivière était en partie gelée, c’était le 7 janvier 1914.  Le second souvenir de mon grand témoin, c’était le passage de la rivière à l’étiage, au plus fort de l’été, légèrement en aval de Pontours, avec des charrettes et des attelages de bœufs, sur l’emplacement de l’ancien gué gallo-romain révélé par les travaux historiques du Docteur Chaume(1) .

Début de la construction en 1879

La date de construction du pont est à situer précisément. Le conseil municipal de Lalinde prend acte en 1876. Le décret de construction est signé le 12 décembre 1878. Les travaux débutent le 1er mai 1879, il seront terminés le 1er novembre 1881. Le pont aurait donc été ouvert à la circulation fin 1881, mais son inauguration officielle, sous la municipalité Guerlou, n'eut lieu que le 26 mars 1882.

DSCN0740 Photo: perspective sur le pont et le clocher de Lalinde vus depuis le niveau de l'ancien bac du Port de Lalinde au droit de Paty.

Plusieurs vues de cartes postales, dont les clichés ont été pris à la fin du XIXè siècle, montrent un pont de pierres blanches, témoignage de l’appareillage neuf. Sur ces vues on perçoit, en fond, l’ancienne église romane de Lalinde, Saint-Pierre-du-Pin,  qui sera démolie à partir de 1897,  le clocher sera abattu en 1899, en même temps que sera construite l’église actuelle, Saint-Pierre-es-Liens,  de style néo-gothique, consacrée en 1904. On voit donc bien que le pont est antérieur à 1897 même si la couleur des pierres trahit sa jeunesse.

 L’ouvrage d’art à ceci de remarquable qu’il s’agit d’un pont en pierres à huit arches de 213,80 m de long, le plus long en Dordogne. Il était trop étroit pour le trafic actuel, sa largeur était de 4,60 m avec deux trottoirs de moins d’un mètre chacun de part et d’autre de la chaussée. Il a été rénové en 2011, avec un élargissement de la chaussée à 6,50 m.   

La légende du Coulobre

Le pont est construit dans un paysage exceptionnel. Ici la rivière combine à la fois son caractère d’eau vive et son amplitude fluviale. On est sans doute dans un des grands paysages de la vallée. Dos à la bastide de Lalinde, on a devant soit les coteaux, les tertres ou cingles boisés, surplombés de la chapelle de Saint-Front-de-Colubri attachée à la légende du Coulobre et à l'action de l'apôtre Saint-Front. Vers l’amont; les îles (appelés bélisses en français régional, de l'occitan belissa pour vergne, saule blanc avec pour autre acception île dans la rivière), barrent la rivière, selon les saisons on observe les foisonnants radeaux de renoncules en fleurs, les colonies de cygnes blancs, au loin les rapides de Pontours et notamment celui du Grand Thoret.

Végétation très méditerranéenne

 La vallée se ferme sur l’horizon des pechs de Badefols-sur-Dordogne, les tertres et les cingles de Pontours. Vers l’ouest les tertres boisés tombent dans la rivière au niveau du saut de la Gratusse, et le pont de Couze barre la perspective. Si on regarde vers le nord, le versant sud des tertres est recouvert d’une végétation méridionale avec ses stations de chênes verts, houx boulets, genièvres et strates herbacées typiques des pelouses calcaires. Il n'est pas rare d'observer au-dessus du cingle de Saint-Front des vols de milans noirs.

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Photo: la chapelle de Saint-Front-de-Colubry à l'aplomb de la falaise qui domine la vallée de la Dordogne, au droit du pont de Lalinde (Ph.B.S.)

 

Avant la construction du pont de Lalinde, le franchissement de la rivière, c’est une toute autre  histoire. Cinq bacs à passages sont attestés : Mauzac-Calais, Badefols-Drayaux, Paty-Port de Lalinde, Port de Couze-Couze, Tuilières-Saint-Agne.

Le pont à octroi de Couze

Le bac de Couze sera le premier à disparaître puisqu’un pont à octroi sera construit en 1840. L’octroi sera levé en 1893 au terme d'une polémique que rapporte ainsi dans une note l'historien et élu local Lindois Christian Bourrier: « Les Lindois ayant décidé de la gratuité du passage, le nouveau pont va faire naître la polémique entre la municipalité de Couze-Saint-Front et celle de Lalinde. N'ayant pas réussi à obtenir gain de cause, les Couzois se résigneront et il en résultera l'abolition du péage. Deux guérites de l'ancien octroi existent encore aux abords du pont de Couze. Celui de Lalinde n'en a jamais eu. »

Le bac à passage de Badefols

Le bac de Badefols qui était un bac à chaîne, semble bien être le plus important par son trafic et par son équipement. En effet, antérieurement au pont de Lalinde, il est situé sur la route Bordeaux-Sarlat qui au-delà de Lalinde, vers l'amont, longeait la rive droite jusqu’à Sauveboeuf, poursuivait jusqu’à Drayaux pour franchir la rivière. Il s’agissait d’un bac passe-cheval capable de transporter plusieurs  passagers, mais aussi deux charrettes chargées et leurs attelages de chevaux ou de bœufs. Subsistent encore à Badefols les cales d’accostage ou rampes. Le bac du port de Lalinde n’était qu’un pointu (petit gabareau) interdit aux animaux, manœuvré par un câble traversant la rivière, qui sera supprimé en 1890.

Le bac de Badefols, payant, survivra à la mise en service du pont de Lalinde, il ne s’arrêtera définitivement qu’avec la fin de l’activité du dernier passeur, en 1921.  En octobre 2012, la cale à bateaux du port de Badefols, rive droite, au droit du village, a été réhabilitée, pour permettre l’accès des bateaux de pêche et des bateaux des services de sécurité et de la garderie.

L'ancienne église est encore debout alors que le pont est tout juste construit.

 

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Photo: Chantier de la nouvelle église, le pont est déjà construit, à gauche du nouveau clocher subsiste encore la nef de l'ancienne église romane. Cette photo a été prise  entre 1900 et 1903.       

 

Les communes de rive gauche regardent ailleurs

La vie quotidienne avant le pont, c’est celle de deux mondes, celui de la rive gauche et celui de la rive droite. La Dordogne est alors incontestablement une frontière que l’on ne franchit que par nécessité tant les eaux sont des pièges et que le gué, à proximité de Pontours, est rarement accessible.  En outre les événements politiques conduisent les communes riveraines à ne pas regarder dans le même sens selon qu’on se situe rive droite ou rive gauche. En effet les municipalités des communes calquées sur les anciennes paroisses vont faire des choix de territoires administratifs différents lorsque la Constitution du 2 août 1795 (5 fructidor An III) crée dans chaque canton une municipalité composée de délégués des communes. C’est ainsi que les trois communes de la rive gauche ; Pontours, Bourniquel, Saint-Front, jusque là rattachées au canton de Lalinde, font sécession et décident de se tourner vers Belvès… Qu’à cela ne tienne, les notables de la rive gauche ne perdront plus de temps pour attendre le bac ou pour espérer le gué pour franchir la rivière. C’est en suivant les chemins des plateaux et de la forêt de La Bessède qu’ils iront aux assemblées à Belvès tournant pour longtemps le dos à la rive opposée, donc à Lalinde.

Le village de Pontours, rive gauche, en amont de Lalinde. (Ph.BS)

Lhistoire qui suivra entérinera pour partie ce choix des sécessionnistes avec notamment les décrets impériaux de 1801 et 1802 qui confirment définitivement la division administrative des départements en cantons. La pérennité de cette organisation confortera en partie le canton de Lalinde sur la rive droite (mis à part Couze et le rattachement de l’ancienne paroisse de Saint-Front). Pontours étant rattaché au canton de Cadouin et Bourniquel à celui de Beaumont, deux cantons de la rive gauche.

Où se situait le chemin de hallage ?

L’observation du paysage pose des questions sur un élément qui a marqué l’histoire tant que la batellerie de dévalaison a franchi les rapides au droit de Lalinde;  celui du chemin de halage. On sait que la très grande majorité des gabarres, les argentats, descendant, ne remontaient pas. Les bateaux étaient vendus au prix du bois, démontés en basse vallée. Les équipages remontaient à pied, ou en utilisant les charrettes des rouliers, ou, après 1879, avec le train de la ligne de chemin de fer de la vallée. Il y a toutefois une petite partie des bateaux qui remonte. Jusqu’à Libourne la remonte utilise la marée et le vent, jusqu’à Castillon on remonte à la voile, de Castillon à Bergerac on utilise un halage léger appuyé par le vent arrière dans la voile. On aura des relais le long de la rivière, ils étaient de 5 à 8 km entre Castillon et Lalinde, de 2 à 4 km seulement en amont de Lalinde.  C’est un halage à bras d’hommes qui marque l’histoire de la vallée, et de 1740 à 1840 il y aura concurrence de la force entre groupes de haleurs et animaux de trait. En 1812 le halage à bras d’hommes est seulement réservé aux passages difficiles ou escarpés sinon il doit utiliser des attelages de bœufs. En 1837 le halage  humain (à col d'homme) est interdit, seul le halage avec des attelages d'animaux (en général des bœufs) est autorisé. (La situation à Lalinde va changer à partir d'octobre 1843, date d'ouverture de la navigation sur le canal de dérivation de Mauzac à Tuilières, dès lors le trafic de la batellerie sur la Dordogne au droit de Lalinde sera très réduit.(2)

  

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  Croquis de l'ancienne église, avant la construction du pont.                                                                                       

L'historienne, universitaire, Anne-Marie Cocula-Vaillières, a estimé dans sa thèse  "Un fleuve et des hommes" (3) de vingt à trente tireurs de corde le nombre moyen de haleurs nécessaires pour une embarcation dans la basse et moyenne vallée, sauf aux alentours de Lalinde où, pour le franchissement du saut de la Gratusse et des rapides du Grand Thoret « il fallait quatre-vingts et même cent tireurs pour hisser le bateau. D’ailleurs, le tracé trop accidenté du chemin de halage n’était souvent praticable qu’aux haleurs et non aux paires de bœufs ou vaches de tire, qui faute de chevaux, tiraient le bateau, tantôt dans l’eau, tantôt sur la berge. »

Où était ce chemin de halage ? On sait qu’il courait en rive sur un passage légal ou sur le marchepied de la rivière. Il pouvait changer de rive très souvent selon les contraintes de la géographie et des escarpements. A l’aval de Lalinde, il courait rive droite, mais en abordant la bastide il disparaissait en raison de l’existence d’un mur d’enceinte et de hautes terrasses et la tire animale était alors impossible. Les équipages de bateaux prennent alors tout le long de la muraille de la ville la corde à la remonte. Les patrons de gabarres en ont assez, en 1811 il réclament la construction d’un quai de quatre mètres de large tout le long du rempart donnant sur la rivière (construit au XIIIè siècle et conforté au XIVè), pour permettre la tire des attelages. Il s'agit alors de construire à Lalinde ce qui existe encore aujourd'hui en aval du Fleix avec le viaduc du Mignon et ses trente arches, ouvrage d'art unique édifié en 1858 pour supporter le chemin de halage dans « cet affreux passage » comme le qualifiaient les ponts-et-Chaussées. Cette idée n’ira pas à son terme à Lalinde, le projet de canal de Mauzac à Tuilières, qui permet d'éviter la zone des rapides de la Dordogne entre Pontours et l'aval de Lalinde, qui verra le jour en 1843, rendra caduc tout aménagement de la berge du  lit de la rivière à l'aplomb du rempart.

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Les patrons de gratusse

Parmi les métiers propres à la vie Lindoise essentiellement liés à la rivière avant le creusement du canal, on trouve tous les métiers de passe des rapides, les fameux patrons de gratusse (par allusion au saut de la Gratusse, cette succession de rapides et d'un chenal étroit dans la rivière), maîtres de bateaux et chargeurs. Ces patrons de gratusse avaient la connaissance de la rivière et avaient pour fonction de faire passer les bateaux à la descente pour franchir la zone des rapides et hauts fonds.

Le petit peuple des paysans, manouvriers, commis, passait-il la rivière ? En effet la Dordogne est-elle une frontière jusqu’à la construction du pont ou n’est-ce qu’une interprétation ? Ce pont participe-t-il à une nouvelle sociabilité ? Et dans ce cas quel était le lien social entre habitants des deux rives avant le pont ? On a au moins une certitude, la rivière constitue sinon une frontière linguistique en tous les cas elle annonce une ligne de partage dialectal.

Ligne de partage dialectal

La géographie linguistique du Périgord est marquée par la ligne de partage dialectal. Cette ligne délimite les deux grands ensembles dialectaux avec l'ensemble nord-occitan d'une part et l'ensemble sud-occitan d'autre part. Dans Dordogne-Périgord (Encyclopédie Bonneton) les auteurs Bernard Lesfargues et Jean Roux (3) donnent l'explication suivante:  la ligne qui partage le territoire occitan en traversant d'est en ouest le Périgord s'appuie sur un critère linguistique précis: " la palatisation de ca et ga latins en cha et ja: vacha (vache), jauta (joue)... qui caractérise l'ensemble du nord-occitan (limousin, auvergnat, alpin), alors que les dialectes sud-occitans (languedocien, provençal, gascon) conservent ca et ga: vaca, gauta." Selon les deux auteurs, la ligne de partage linguistique traverse le Périgord selon une ligne probable allant de Villefranche-de-Lonchat à Villamblard, Montagnac, Vergt, Roufignac, Les Eyzies, Montignac, Nadaillac, Salignac-Eyvigues.

Alors en effet sur le papier la Dordogne n'est pas une frontière linguistique. Celle-ci est située à une vingtaine de kilomètres plus au nord.  J’ai pour ma part toutefois noté les changements de prononciation et d’accent d’une rive à l’autre avec déjà en rive droite le chuintement. Ainsi  dit-on par exemple lo cambalo rive gauche, ce sera lo chambalo rive droite, pour désigner la pièce de bois utilisée pour porter la corvée des seaux d’eau. Ainsi pour châtaigne dit-on lo castagno en rive gauche et très rapidement au-delà de la rive droite dit-on la chatigna.

Il y a bien avec la rivière Dordogne une forte annonce de la frontière dialectale avec des débuts de la palatalisation. Certes on est dans une zone qui n'est pas franche, dans une sorte de croissant hésitant, les deux typologies dialectales s'entremêlent et déjà la rivière Dordogne est à la croisée des deux familles. Il y a évidemment des mots "inconnus" d'une rive à l'autre. Ma grand-mère paternelle née à Tuilières (rive droite) désignait l'omelette du mot simple mouleto tandis que ma grand-mère maternelle née à Montferrand-du-Périgord utilisait le mot pascado.

Toujours à Montferrand-du-Périgord (sud Dordogne) on garde le l final à caval (cheval), castel (château), capèl (chapeau), etc. alors que dans le village de mon grand-père paternel à Saint-Martin-des-Combes (quinze kilomètres au nord de la rive droite ) on est déjà avec chavau, chateù, chapèo, sur une forte tentation limousine avec occultation de la finale et palatalisation en ch.

La géographie des foires

L’avant-pont objectera-t-on empêchait-il les échanges commerciaux vers les foires ? Notons que les domaines, bories et métairies de la rive gauche et des tertres et plateaux étaient tournés vers des foires de bourgs de lisières et de clairières. Les plus proches étaient  Molières,  Saint-Avit-Sénieur et  Beaumont-du-Périgord. Depuis les coteaux de Pontours ou de Saint-Front, Molières est à une heure de marche, près de deux heures avec une vache ou un bœuf. Beaumont est à deux heures au pas d’un homme allongeant le pas, à trois heures avec une bête. Était-ce plus rapide d’aller jusqu’à Badefols pour attendre la bac, passer la rivière et revenir jusqu’à Lalinde par la rive droite ?

Les images anciennes, photos de la fin du XIXè et du début du XXè, prises dans toutes les directions à partir des perspectives depuis les places de Lalinde montrent un monde plein au sens où toutes les pentes (aujourd’hui boisées), sont cultivées, les collines sont en terrasses, toutes quadrillées de murets en pierres sèches et portant des cultures. On pratique une agriculture vivrière de proximité qui n’incite pas au mouvement ainsi qu'une viticulture extensive qui occupe tous les espaces des plateaux. A cet égard à quoi bon le pont si on voyage peu, si on se déplace peu ? Et pourtant on commerce le vin.

Le commerce du vin

En effet, depuis longtemps on cultive la vigne, en particulier sur les plateaux de Pontours, de Bourniquel, de Bayac, de Couze etc. Les métairies viticoles appartenant à quelques grands domaines, celui de la famille de Lapanouze dans la vallée, celui de Cardou sur les tertres, on imagine mal une production pour une seule consommation domestique. On vend le vin en vrac à Lalinde et peut-être même en aval. Il faudra donc le charger, on transporte les barriques de type bordelaise (220 litres) au port de Paty (petit bac en amont de Lalinde) ou sur des charrettes, via le bac de Badefols, elles franchissent la rivière. C’est lent, long, mais on a le temps nécessaire pour aller au pas des bêtes et au rythme du bac. Et comme on vit en autarcie pour le reste, la fréquentation des foires et le passage saisonnier des colporteurs suffisent au besoin des familles.

Quand la rivière était une barrière

Un document  intéressant apporte sa pierre à cette question du mouvement des hommes et des marchandises avant la construction du pont de Lalinde. Il s'agit d'une étude  qui date de  1912, c'est la Monographie des communes du canton de Cadouin rédigée à l'initiative de M. Mayssou, inspecteur primaire,  par les instituteurs de chaque école communale. Plus justement la monographie en contient onze, une pour chacune des communes du canton. Outre que ces textes dressent un inventaire didactique du paysage, des écosystèmes, de l'activité agricole et piscicole, ils apportent souvent des éclairages sur la vie quotidienne du début du XXè siècle. C'est en étudiant la vie à Calès, commune à l'amont de Badefols, dont le village chef-lieu est perché sur un cingle à l'aplomb de la Dordogne, dit Le Roc de Calès, qu'on va percevoir le rôle de frontière de cette rivière. L'auteur, à n'en pas douter c'est l'instituteur public de ces années-là,  qui est allé à la source des témoignages des anciens de 1912, a ainsi écrit: « Tous les produits de la terre, de la basse-cour s'écoulent aujourd'hui par Lalinde. Autrefois, par le vallon d'Auriac qui offrait un débouché facile, alors que Calès était complètement séparé de Trémolat et de Lalinde par la rivière, c'est vers Cadouin qu'affluait tout le commerce de la commune; c'est à Cadouin qu'on s'approvisionnait, qu'on allait aux nouvelles. Aujourd'hui Cadouin est presque complètement délaissé au profit de Lalinde. » On voit bien dans ce court paragraphe que la rivière aura été une frontière économique et une barrière des communautés humaines tant que le pont ne fut pas construit. (4)

DSCN1171 Photo: chaussée d'abordage, rive droite, du bac du port de Lalinde. (Ph. B.S.)

 

La rivière obstacle aux mariages

Une étude intéressante serait celle des registres de mariages pour déterminer précisément si avant le pont on se marie d’une rive à l’autre ou si les liens familiaux de part et d’autre sont quasiment inexistants. La pratique des mariages en Pays Lindois jusqu’au milieu du XXè siècle est très endogame, c’est l’alliance dans l’environnement proche, souvent dans le même village et même dans la cousinade. Ce lien fait-il fi de la rivière ou au contraire est-il stoppé par la barrière physique ?

L’historienne Anne-Marie Cocula-Vaillières dans sa thèse Un fleuve et des hommes (3)  a étudié la relation riveraine en aval, entre Castillon et Libourne, et notamment les mariages. « Les lieux de résidence des conjoints étrangers à la paroisse délimitent autour d’elle une zone d’influence dont le rayonnement médiocre prouve la modestie des déplacements », écrit-elle. Étudiant les registres paroissiaux de paroisses riveraines de la rive droite elle ajoute : « La faible représentation de la rive gauche montre que le fleuve peut, même dans les paroisses de rivière, être un obstacle aux relations entre les villages qu’il sépare. Jouerait-il à l’occasion des mariages le rôle d’une frontière naturelle, alors qu’il ne le joue pas par exemple à l’occasion de l’apprentissage ? (…) Ainsi le fleuve est-il encore ressenti comme un obstacle : on le franchit par obligation mais sa présence est une entrave aux rapprochement du voisinage. »

DSCN1201 Photo: guérite rive gauche du pont de Couze, ancien octroi. La guérite en rive droite existe également. (Ph. B.S.)

Les mariés "d'outre Dordogne"

A Lalinde même, Christian Bourrier qui conduit des recherches historiques, maire, a dépouillé dans les registres d'état civil les registres de mariages sur une période de sept ans au moment de la Révolution. Il a publié dans un bulletin municipal le résultat de son étude. Voici un extrait de ses conclusions qui montrent bien que la rivière était une frontière même si une frontière n'est jamais hermétique: « Sur une période de 7 ans et 9 mois, du 13 janvier 1793 au 20 fructidor An X (7 septembre 1800) on recense d'après les registres 163 mariages. Le relevé de l'origine géographique des mariés démontre que dans la majorité des cas les mariages se sont faits entre personnes habitant le même hameau, ou la même commune et le canton de Lalinde. Il est une évidence, c'est qu'à cette époque où il n'existait pas de pont reliant les deux rives de la Dordogne, les unions entre les habitants de la rive gauche et ceux de la rive droite étaient relativement peu nombreux. Sur 163 mariages, on ne compte que 24 émigrants de la rive gauche, ce que l'on appelait alors outre Dordogne. Et ceux ou celles qui avaient franchi la rivière pour venir se marier à Lalinde ne faisaient pas un grand déplacement; ils étaient pratiquement tous originaires des communes ou des cantons voisins: Badefols, Bayac, Bourniquel, Cadouin, Calès, Cussac, Lamothe, St Avit, St Front, Montferrand, Monpazier, Molières, Pontours. On ne relève que deux personnes venant de départements voisins, l'un de la Haute-Vienne et l'autre d'Argentat (Corrèze). »

La fin du chemin de La Mothe

Autre élément intéressant, très lié au pont ou à son absence, la variante du chemin de La Mothe, ce hameau perché sur les tertres en rive gauche… On notera la configuration rive gauche  (outre Dordogne) de l’ancien chemin qui va du hameau de  La Mothe sur le plateau sud (commune de Pontours) jusqu’à la rivière ; il emprunte le lieu-dit La combe de Lalinde qui débouche au droit de Paty et donc, jusqu’au XIXè siècle, au droit du Port de Lalinde et du petit bac à passage. L’actuelle route du Pontet,  commune de Pontours, ne devait être qu’un chemin de charrettes et la route de Saint-Front-de-Colubri au droit du pont n’était qu’un sentier muletier remontant à l’aplomb de la « cavaille » de Saint-Front. Avec l’ouverture du pont et la croissance progressive du trafic sur la route de la vallée, le passage de la combe de Lalinde s’est quasiment éteint puisque son destin historique, le bac de Paty pour rejoindre le Port de Lalinde, n'existait plus, c'est alors devenu un chemin piéton forestier très peu usité aujourd’hui.

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Photo: Le dallage  naturel du lit de la rivière au droit de Pontours, au niveau du supposé ancien gué gallo-romain. (Ph.B.S.)

 

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Légende: Plan de Lalinde avant le pont, cadastre Napoléonien (Ph.B.S.)

 

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  Photo: Vue de la rive droite le long de l'ancien rempart de la ville. (Ph.B.S.)

 

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Les rapides en aval de Lalinde au niveau du saut de La Gratusse.

 

  

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Photo: le paysage du lit de la rivière au niveau des bélisses (îles boisées) juste à l'aval de Pontours et des rapides. (Ph.B.S.)

 

 

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Photo: Image nostalgique, quatre promeneurs sur le pont, un aéroplane passe, sur la falaise, dressée, la chapelle de Saint-Front-de-Colubri. On notera que le tertre n'est quasiment pas boisé contrairement à la réalité du même paysage actuel. L'usage du bois alors pour les charbonniers notamment est très important.. Nous sommes dans les premières années du XXè siècle, c'est encore le pays  très cultivé, les coteaux sont très peu boisés. On notera l'étroitesse de la chaussée du pont.

 

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Eléments bibliographiques:

(1) Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord, T.35, 1908.

(2) Le canal de Lalinde. Frédéric Gonthier.Ed. Les Pesqueyroux, 2004.

(3) Une fleuve et des hommes. Les gens de Dordogne au XVIIIè siècle. Anne-Marie Cocula-Vaillières. Paris, éditions Taillandier, 1981.

(4) Dordogne-Périgord (Encyclopédie Bonneton), Bernard Lesfargues et Jean Roux, éditions Bonneton, 1993.

(5) La Monographie des communes du canton de Cadouin, a été rééditée par les Editions de l'Hydre, à Cahors, en 2007.

 

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